Du corps objet de représentations au corps sujet de ressentis: obésité et gestion du poids au Burkina Faso

Alors que j’étais arrivée sur mon lieu de terrain depuis presque deux semaines, faisant face à quelques imprévus, mon enquête en était quasiment au point mort. J’étais au Burkina Faso pour deux mois seulement et je m’intéressais à la perception et au vécu de l’obésité, dont la prévalence connait une forte croissance attribuée au phénomène de transition nutritionnelle[1]. Il s’agissait plus particulièrement d’analyser la situation d’alors à la lumière de deux dynamiques contradictoires : d’une part, à un niveau local, la valorisation traditionnelle des fortes corpulences et, d’autre part, à un niveau global la médicalisation de l’obésité. Je n’imaginais pas à ce moment-là que l’enquête me mènerait à l’analyse de phénomènes se déroulant aux marges de la conscience.

Le sujet m’avait fait opter pour un terrain en milieu hospitalier. Dans un premier temps, cela me semblait être le lieu le plus évident pour entamer ce type d’enquête. Cependant, malgré les dispositions et les contacts pris avant mon départ, les contraintes liées à une hiérarchie difficile d’accès ainsi que les lourdeurs des formalités administratives m’ont rapidement amenée à remettre en question – au moins provisoirement – mon plan initial. Ayant lancé les procédures, il me fallait être patiente et chercher une autre voie qui me permettrait de rencontrer des personnes obèses. C’est alors, par hasard, au détour d’une conversation au cours de laquelle j’expliquais les raisons de ma présence à une nouvelle connaissance que j’ai appris que l’Organisation Ouest Africaine de la Santé organisait des séances de fitness ouvertes à tous et que je fus invitée à y participer. Mon interlocuteur était alors convaincu que cela me permettrait d’avancer dans ma recherche. Le lendemain, je me suis donc rendue à l’un de ces cours. Là, j’ai été surprise de constater que les personnes qui y assistaient étaient pour la plupart en surpoids ou obèses, cela contrastant avec ma propre expérience du fitness en Belgique où toutes les silhouettes tendent plus à se mélanger. Attisant ma curiosité, cela annonçait manifestement un rapport spécifique à ce type d’activités physiques, auquel j’allais désormais m’intéresser.

A partir des premières données récoltées, quelques constats m’interpellaient. Tout d’abord, j’avais noté, dans le récit des participants interrogés, que beaucoup d’entre eux mentionnaient la survenue d’aléas de santé divers lorsqu’ils évoquaient les motivations les ayant menés à prendre part à ces activités en même temps qu’ils soulignaient les bienfaits physiques ressentis que leur apportait cette pratique. Par ailleurs, ils étaient quelques-uns aussi à évoquer l’adoption en parallèle de nouvelles pratiques alimentaires qu’ils mettaient également en lien avec l’amélioration de leur état de santé et de leur bien-être physique ou même psychologique.

A travers ces éléments se dessinaient donc l’acquisition et l’adoption de nouveaux styles de vie. Néanmoins, ils concernaient une minorité de gens et leurs discours et pratiques directement observées n’en restaient parfois pas moins empreints d’ambiguïtés, tout comme ceux des personnes que j’avais pu rencontrer par la suite à l’hôpital – quand j’ai enfin eu l’autorisation d’y mener mon enquête – ou dans d’autres circonstances. Alors que le seuil de tolérance au poids[2] semblait être en baisse, cela n’empêchait cependant pas une valorisation toujours bien présente de l’embonpoint, entre autres, considéré comme le signe d’une certaine aisance financière. Malgré certaines formes d’inertie, il apparaissait donc que les dynamiques contradictoires mentionnées plus haut amenaient des mutations tant au niveau des représentations du corps et de la corpulence que des pratiques qui y sont liées. L’enjeu devenait alors de parvenir à comprendre ces changements ainsi que l’ambiguïté qui les entouraient et les caractérisaient.

Concernant la valorisation de l’embonpoint, la littérature sur le sujet met en évidence l’importance du contexte et souligne le fait qu’on la retrouve notamment dans les situations de précarité alimentaire importante. Or, avec la transition nutritionnelle, le contexte tend à changer et, à côté de la malnutrition par déficit toujours bien présente, cohabite désormais sa forme opposée, la malnutrition par excès. Outre les récits de leur histoire personnelle, ces circonstances m’ont rapidement amenée à interroger le rapport que mes interlocuteurs entretenaient avec leur passé hérité. Alors que les évocations directes de ceux-ci me paraissaient timides, après quelques semaines de terrain, ce passé m’a pourtant semblé être omniprésent mais il empruntait une série de voies implicites pour s’exprimer. C’est notamment à travers les représentations liées à la corpulence et le modèle alimentaire local qu’il semblait transparaître le plus aux yeux de l’étudiante et « mangeuse » étrangère que j’étais[3]. Ainsi, outre la valorisation des fortes corpulences dont j’ai déjà parlé, il est également apparu durant l’enquête que les corpulences frêles renvoyaient à une série de représentations négatives autour de la santé. Qui plus est, les conceptions relatives au « bien manger » et « manger à sa faim » étaient également tout à fait significatives puisqu’elles renvoyaient pour beaucoup de mes interlocuteurs au fait d’avoir le ventre bien rempli et à l’appréciation des sensations cénesthésiques en lien avec le sentiment de réplétion. Plus particulièrement, conformément à ces conceptions, c’est la valorisation d’une alimentation abondante, roborative et relativement grasse qui a pu être observée. Si cette forme spécifique de mémoire, de par son caractère incorporé, est ainsi en mesure de participer à expliquer la force de certaines pratiques et représentations ainsi que l’ambiguïté qui entoure la dynamique de changement qui les concernent, les ressorts de cette dynamique sont à ce stade encore flous.

Alors que, après les deux mois d’enquête, j’avais pu observer ces mutations à différents niveaux d’avancements, souvenons-nous que les premiers entretiens m’avaient mise sur la piste de l’importance, au niveau de la gestion du poids, du vécu et des ressentis corporels. Cet aspect ayant été entériné par la suite lors de nouveaux échanges, cela m’a finalement amenée à proposer une lecture de ces changements à travers l’analyse d’un processus d’objectivation[4] du poids et des effets et dangers liés à son excès, dont l’origine et le déroulement sont à chercher dans l’expérience physique des individus[5]. En parallèle, de nouvelles façons de se penser et de penser son corps émergeaient et se développaient progressivement. Puisque, au Burkina Faso, le seuil de tolérance au poids reste encore relativement élevé, des poids qui, selon les normes internationales médicales, peuvent être considérés comme excessifs ne sont pas nécessairement socialement d’emblée perçus comme un problème et/ou vécus personnellement comme tel localement. La conception que les personnes avaient de leur poids ainsi que la décision d’agir dépendaient donc de l’interprétation des sensations physiques éprouvées. Maux divers, essoufflements ainsi que maladies plus spécifiques et leurs symptômes étaient en effet plus ou moins spontanément reliés au poids de même qu’ils pouvaient être perçus comme plus ou moins graves, cela dépendant par ailleurs de leur évolution dans le temps. Dans ce processus, l’interaction avec l’entourage – famille, amis, voisins et, plus encore, personnel médical – apparaissait décisive, notamment à travers les savoirs et connaissances que chacun possédait. Objet de culture, le corps en devenait ainsi le sujet en étant le lieu d’où démarrait et prenait place un processus de prise de conscience du surpoids et de ses effets menant à l’acquisition de nouvelles attitudes et de nouveaux styles de vie.