La renaissance de la microbrasserie en Belgique : la discussion des valeurs comme dynamique constitutive d’un espace collectif hétérogène

Il est généralement considéré que la renaissance contemporaine de la brasserie artisanale a commencé aux Etats-Unis, pays dont le contexte brassicole était alors particulièrement standardisé et homogène, car dominé par une poignée de grandes entreprises industrielles multinationales. Dès le début des années 2000, des sociologues américains se sont attachés à saisir ce phénomène de multiplication de nouveaux petits brasseurs, souvent des amateurs devenus professionnalisés et plus ou moins opposés au mode de production industriel. Certains de ces travaux ont mobilisé un cadre théorique particulièrement fécond, présentant une articulation originale de courants de recherche distincts, que sont la théorie sur les mouvements sociaux, l’écologie des organisations et la sociologie économique. Ils ont montré comment la dynamique collective du brassage amateur, et la critique sociale portée par ce mouvement, ont posé les bases du développement de la microbrasserie en tant que nouvelle niche du marché brassicole, distincte de l’industrie par la défense de valeurs opposées et par l’occupation d’un autre espace de ressources (c’est-à-dire visant un autre type de consommateurs). De fait, les microbrasseurs revendiquent des modes de production, de commercialisation et de valorisation de leurs produits ré-enchâssés dans des considérations sociales, morales et/ou environnementales, en opposition à une logique industrielle critiquée sur plusieurs aspects. Sont, par exemple, pointées l’homogénéisation des goûts et des produits, la prévalence du profit sur la qualité et les conséquences environnementales, l’absence de sens au travail, la perte des traditions et de l’inscription territoriale locale, ou encore la prédominance d’une logique de secrets de fabrication et de brevets plutôt qu’une collaboration au sein d’une même communauté professionnelle. Ainsi, à l’instar de ce qui a été analysé pour d’autres marchés dits « moraux », ces producteurs sont pris dans une articulation particulière, potentiellement conflictuelle et/ou complémentaire, entre une logique orientée en valeurs, et une nécessaire logique de développement économique de leur activité. Rassemblés sous la défense d’un ensemble de valeurs sociales, les microbrasseurs illustreraient par leur activité le phénomène de diversification dans le capitalisme contemporain des modes de développement et de valorisation économiques, ainsi que le mouvement de requalification du travail par un retour de formes de travail artisanal.

Partant de ces analyses concernant le cas américain, l’objectif de mon mémoire était de mettre ces constats à l’épreuve des évolutions apparemment similaires observables en Belgique. Une quinzaine d’années après les Etats-Unis, notre pays, à l’instar de nombreux autres, a vu le nombre de brasseries en activité doubler en cinq ans (passant d’environ 160 en 2014 à 310 au début de l’année 2019 [1]), après avoir connu une diminution considérable durant le XXème siècle et une longue stagnation jusqu’au début des années 2010. Néanmoins, le paysage brassicole belge a toujours été caractérisé par une diversité des formes de brasseries, malgré une domination du modèle industriel depuis plus d’un siècle. On peut par exemple mentionner les brasseries familiales de dimension moyenne, principalement orientées vers l’exportation, ainsi que les brasseries à caractère religieux (telles les trappistes) qui ont subsisté au cours du XXème siècle.

Ma question de recherche fut alors formulée comme suit : « Ces nouveaux brasseurs artisanaux constituent-ils un nouveau segment sur le marché brassicole belge ? » Mon hypothèse était qu’étant donné la diversité historique des logiques du monde brassicole, les dynamiques de création de ces nouvelles activités sont nécessairement marquées par une importante hétérogénéité, ce qui éloigne la microbrasserie de l’image d’un segment unifié et homogène aux frontières définies et stables. Pour répondre à cette hypothèse, j’ai analysé les logiques professionnelles et les formes d’entrepreneuriat portées par les microbrasseurs, en réalisant des entretiens qualitatifs approfondis avec une dizaine d’entre eux, dans la zone de Bruxelles et du Brabant wallon. Cette zone a été choisie pour sa forte densité, observée à partir d’une première analyse quantitative visant à cartographier l’ensemble des brasseries en Belgique.

Les premiers constats de ma recherche empirique indiquaient que les microbrasseurs, bien que se reconnaissant sous une appellation commune et constituant un espace marchand distinct, portent des interprétations différentes de ce que signifie brasser en tant que microbrasseur. Ceci a pour corollaire une faible organisation collective de ce segment, qui regroupe des acteurs aux revendications peu stabilisées, parfois convergentes entre elles, parfois contradictoires. L’objectif fut alors, sur base de l’analyse des entretiens réalisés, de saisir la diversité des rationalités portées par les microbrasseurs, en cherchant à rendre intelligibles leurs univers de significations et les choix concrets posés lors de l’exercice de leur activité.

Suivant une méthode idéaltypique, j’ai identifié trois logiques d’action contrastées. D’une part, une première logique, que j’ai nommée la logique de l’engagement moral, se caractérise par la volonté de proposer une alternative « éthique » au mode de production industriel ; elle est soutenue principalement par des producteurs de (très) petite taille, peu professionnalisés et proches de la figure de l’amateur éclairé. Une seconde logique, la logique de la production de niche, est orientée vers la création d’une affaire rentable et maîtrisée sur le long terme ; elle est adoptée par des producteurs plus professionnalisés pour qui la différenciation vis-à-vis des industriels porte avant tout sur la qualité des produits. Et finalement, la logique du projet culturel est caractéristique d’entrepreneurs situés en milieu urbain, pour qui la production de bières participe à la mise en place d’un projet social et/ou culturel innovant et rassembleur, par exemple dans le cas de quartiers revitalisés. Cette analyse typologique m’a permis d’éclairer les points de divergence majeurs entre ces trois rationalités entrepreneuriales, et plus précisément, d’identifier trois dimensions principales sur lesquelles leurs positionnements se distinguent, à savoir (1) le mode de différenciation par rapport aux logiques de production brassicole industrielles, d’une part, et strictement amateures, d’autre part, (2) le mode d’évaluation des qualités des produits, et (3) le mode d’articulation entre une logique de développement économique et une logique orientée en valeurs.

A partir du constat de l’existence de ces trois logiques contrastées, qui peuvent toutefois être articulées dans la pratique des acteurs et connaître des évolutions dans le temps, je me suis interrogée sur la consistance sociologique de ce nouveau segment en tant qu’acteur collectif. Le segment de la microbrasserie apparaît comme un espace très tolérant des diverses manières de se revendiquer comme microbrasseur et d’exercer son activité. Ce groupe en construction se constitue par des positionnements et des oppositions, qui se manifestent lors de controverses que les microbrasseurs tentent de porter dans l’espace public (concernant, par exemple, l’existence de « faux brasseurs » qui ne possèdent pas d’installation de brassage mais se revendiquent microbrasseurs, ou l’exigence de transparence quant aux ingrédients utilisés, ou encore la limitation sous un certain seuil du volume de production). Une grande majorité de ces controverses font émerger et exister des considérations sociales et/ou morales, qui représentent en quelque sorte un des socles de différenciation et de valorisation de l’activité de microbrasserie par rapport aux autres modes de production. Ce socle est ainsi constamment réaffirmé, malgré son articulation souvent compliquée avec la poursuite de certains objectifs économiques et entrepreneuriaux. Cette dynamique crée une structuration de cet espace qui force les acteurs présents à se positionner au sein d’un cadre qui, bien que flou et peu contraignant, contribue à faire exister et à maintenir ces préoccupations sociales et morales comme des enjeux constitutifs de ce segment marchand, loin de la représentation économique classique des marchés comme désencastrés des rapports sociaux. A cet égard, le croisement d’apports de la sociologie des mouvements sociaux et de la sociologie économique apparait comme une piste fructueuse pour poursuivre l’étude du néo-artisanat contemporain, tel qu’il s’exprime également dans d’autres champs d’activité.