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A Nanikoara ¹, village togolais, des habitants sont dépossédés et expulsés de leurs terres, victimes de transactions suspectes. Seraient-ils les victimes de grands contrats fonciers transnationaux passés entre les pouvoirs publics locaux, de grandes entreprises multinationales ou des gouvernements étrangers ? Le processus d’accaparement des terres, ou land grabbing, est bien documenté aujourd’hui, et dénoncé par des ONG ². Au terme d’une investigation menée durant l’été 2013 à Nanikoara, nous avons constaté que ce processus était d’une tout autre forme et impliquait d’autres acteurs.

Dans le droit occidental, être propriétaire d’une chose signifie en avoir la maîtrise personnelle et totale : pouvoir en user (ou pas), la céder (location, vente, …) ou la détruire. Les dispositions du Code civil napoléonien consacrent le droit de « jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue » accordé au propriétaire, pour autant que l’usage qu’il fait des biens dont il est propriétaire soient conformes aux lois, le droit de disposer de tout ce que les biens mobiliers ou immobiliers produisent. Et lorsque le bien est cédé lors d’une vente, lorsqu’un acte est passé entre deux personnes, généralement par un contrat écrit, la propriété du bien, et les droits qui y sont associés, sont transmis à l’acquéreur.

Le droit coutumier togolais repose sur d’autres principes. Premièrement, il distingue droit de culture (cultiver la terre et en récolter les fruits) et droit de gestion (pouvoir prendre des décisions quant à son utilisation ou sa cession). Une famille peut exercer les deux droits sur un terrain, ou un seul. Deuxièmement, le droit de gestion est officiellement entre les mains d’un « chef de terre », l’aîné mâle de la famille. Cependant, toute décision qu’il prend doit rencontrer l’accord de toute la famille et prendre en compte ancêtres et descendants. En conséquence de cette implication collective, le droit de gestion est assorti d’une interdiction de « faire perdre la terre à la lignée ». Seul le droit de culture d’un terrain peut être cédé (loué, donné ou vendu), et selon des conditions strictes : la parcelle doit être en jachère, l’acheteur doit vouloir la cultiver et participer à la vie du village. Si ces conditions sont remplies, une alliance est réalisée entre les lignées, et non pas entre deux individus. Si un jour la parcelle est remise en jachère, le processus peut recommencer, à l’initiative de la famille qui a gardé le droit de gestion. Ces dispositions autorisent une très grande souplesse en cas de fluctuation démographique, et elles évitent aussi les escroqueries et/ou la dilapidation du patrimoine foncier. Enfin, si la répartition des parcelles n’est pas égale, tout villageois peut trouver de quoi vivre.

La terminologie juridique francophone ne différencie pas droit de culture et droit de gestion. Dès lors, les contrats écrits rédigés en français, langue officielle au Togo, vont détourner les usages coutumiers : un « ayant droit de gestion » devient un « propriétaire » et un « ayant droit de culture », un « locataire », du moins lorsqu’il est pris en compte.

Enfin, ces transactions se produisent au sein de et grâce à une hiérarchie de pouvoir particulière. Les entretiens que nous avons réalisés ont montré que les vendeurs et les acheteurs inspirent (bien que différemment) le « fovo », une peur générée par l’intimidation des puissants, dans un pays marqué par les violences politiques – « On se replie » ; « Il ne faut pas risquer encore plus », affirmaient certains des interlocuteurs – et par un sentiment d’infériorité des villageois à l’égard des habitants de la ville, scolarisés, éduqués, « modernes », etc.

Les conditions sont donc réunies pour que ceux des togolais qui disposent d’un capital financier, maîtrisent les dispositions légales de vigueur dans les sociétés occidentales et qui, vivant en ville, sont détachés du monde rural, démarchent les villageois titulaires d’un droit de gestion sur les terres, mais qui n’exercent pas le droit de culture, pour les convaincre de vendre leur « propriété ». L’argument principal, l’argent, s’avère persuasif, dans une société togolaise qui n’échappe pas à la monétarisation des transactions sociales et à la recherche de profits financiers : avoir le droit de gestion, c’est être « propriétaire » au sens occidental du terme ; vendre la terre est donc permis sans qu’il y ait à demander l’avis de quelqu’un ; vendre la terre procurera un important gain financier. Pourquoi alors s’embarrasser des dispositions plus contraignantes du droit coutumier ?

Se pourrait-il que l’attachement à la lignée, le sentiment (très présent chez nos enquêtés), de reconnaissance envers les ancêtres ayant transmis la terre, qui se transforme en sentiment de devoir de la transmettre aux descendants, freine ce processus de vente des terres ? Etonnamment, il semblerait bien que non : la vie orale posthume est assez peu importante pour les Ewés du Togo, la réputation post-mortem est négligeable ³. Les patriarches peuvent donc se permettre d’expulser la moitié du village sans crainte d’en pâtir dans l’au-delà, même s’ils portent atteinte à (la réputation de) la lignée. L’on pourrait d’ailleurs penser que le profit financier généré par la vente des terres pourrait aussi marquer une reconversion d’un capital foncier en capital financier, et assurer le maintien d’une position sociale enviable. Cependant, il s’avère que les vendeurs, en adhérant à la vision occidentale de la propriété et de la vente, prennent la décision de vendre seuls et gardent donc l’argent pour eux. De plus, ils le dilapident rapidement, en partie par inhabitude, car la somme leur semble inépuisable comparé à ce qu’ils gagnaient habituellement en vendant leurs récoltes. Mais également parce que soudoyer des juges ou des géomètres pour éviter d’éventuels procès ou créer de faux documents de vente peut vite s’avérer couteux. Cette contradiction entre le devoir envers la lignée tellement présent dans les entretiens et les agissements des vendeurs est tellement flagrante que, nous pouvons prudemment avancer deux hypothèses (qui pourraient être explorées lors d’une enquête ultérieure). Soit les vendeurs ne se rendent pas vraiment compte des conséquences de leurs actes, du fait que signer seul un papier peut réellement déposséder à jamais leurs descendants de leur terre. Soit le devoir envers la lignée est une charge dont on doit rendre compte sous contrainte de mort sociale, et les hommes âgés pourraient considérer que, vu leur âge et la protection que de l’argent peut apporter, il est plus intéressant de se « tuer socialement » et de profiter de l’argent de la vente.

Les familles expulsées sont plongées dans la misère, la famille du vendeur est plongée dans la honte et les deux perdent un patrimoine potentiel sans rien en retirer matériellement. Les vendeurs sont pointés du doigt par les deux camps, tout en profitant bien moins du produit de leur transaction qu’ils ne l’avaient espéré.

Un curieux mélange entre coutume et modernité se produit donc. Ceux qui, dans les familles rurales, détiennent l’autorité, profitent du statut conféré par le droit coutumier pour transgresser des règles coutumières (interdiction de vendre sans accord étendu, etc.) en faisant appel aux conceptions juridiques de propriété et de vente. Ainsi, à Nanikoara, un « ancien », âgé de 104 ans, propriétaire de terres d’une superficie totale de 600 hectares, cultivées par 500 personnes, a vendu sa « propriété » : certains des terrains ont été dédiés à des cultures de rente (cacaoyer, palmier) ; d’autres ont été laissés en jachère.

En définitive, la cohabitation de deux univers normatifs entraîne l’effritement de l’un des deux, i.e. le droit coutumier, ce qui menace gravement les équilibres sociaux, économiques et écologiques de la société rurale togolaise.